Michel Pastoureau et Dominique Simonnet - Le petit livre des couleurs

 

Les couleurs – « Les couleurs ne sont pas anodines. Elles véhiculent des codes, des tabous, des préjugés auxquels nous obéissons sans le savoir, elles possèdent des sens variés notre comportement, notre langage et notre imaginaire. Pour autant elles ne sont pas immuables, elles ont une histoire, souvent mouvementée. Tout est régi par un code non écrit dont les couleurs ont le secret. Autrefois, on disait aux enfants qu’il y avait un trésor caché au pied de l’arc en ciel. C’est la vérité : là-bas, dans le creuset des couleurs, est un miroir magique qui, si nous savons le flatter, nous révèle nos gouts, nos désirs, nos peurs, nos pensées cachées, et nous dit des choses essentielles sur le monde, et sur nous-mêmes. »

 

Le bleu, la couleur qui ne fait pas de vague – « Le bleu est une couleur bien sage, qui se fond dans le paysage, et ne veut pas se faire remarquer ». Depuis plus d’un siècle, « le bleu est placé au premier rang partout en Occident ». Pourtant dans l’Antiquité il n’était pas considéré comme une couleur ; « seuls le blanc, le rouge et le noir ont ce statut ». A l’époque, la couleur bleu était difficile à fabriquer et à maîtriser. De la Bible au Moyen Age point de bleu. A partir du 12ème siècle, les idées religieuses évoluent et « le dieu des chrétiens devient un dieu de lumière et la lumière devient … bleue. La Vierge devient le principal agent de promotion du bleu ». Il sera abondamment utilisé pour les cathédrales (le bleu de Chartres). « Le bleu, divinisé, sera répandu non seulement dans les vitraux et les œuvres d’art, mais aussi dans toute la société : puisque la Vierge s’habille en bleu, le roi de France le fait aussi ».  « Au 18ème siècle il devient la couleur préférée des européens. » « Le romantisme accentue la tendance : comme leur héros, le Werther de Goethe, les jeunes européens s’habillent en bleu. » « En 1850, un vêtement lui donne encore un coup de pouce : c’est le jean, inventé à San Francisco par un tailleur juif, Lévi-Strauss. » « Les organismes internationaux, l’ONU, l’UNESCO, le Conseil de l’Europe, l’Union Européenne, tous ont choisi un emblème bleu. C’est une couleur qui ne fait pas de vague, ne choque pas et emporte l’adhésion de tous. » « Aujourd’hui, quand les gens affirment aimer le bleu cela signifie peut-être qu’ils veulent être rangés parmi les gens sages, conservateurs, ceux qui ne veulent rien révéler d’eux-mêmes. » « Une couleur discrète, la plus raisonnable de toutes ».

 

Le rouge, le feu et le sang, l’amour et l’enfer – « Contrairement à ce timoré de bleu, le rouge, lui, est une couleur orgueilleuse, pétrie d’ambitions et assoiffée de pouvoir, une couleur qui veut se faire voir et qui est bien décidée à en imposer à toutes les autres. Parler de rouge c’est presque un pléonasme. Certains mots, tels coloratus en latin ou colorado en espagnol, signifient à la fois route et coloré. En russe, krasnoï veut dire rouge mais aussi beau (étymologiquement la place rouge est la belle place). Dans le système chromatique de l’antiquité, qui tournait autour de trois pôles, le blanc représentait l’incolore, le noir est grosso modo le sale, et le rouge était la couleur, la seule digne de ce nom. La suprématie du rouge s’est imposée à tout l’occident. » Cela s’explique en grande partie par le fait que « la chimie du rouge a été très précoce et très efficace. D’où le succès de cette couleur. Dans l’Antiquité on l’admire et on lui confie les attributs du pouvoir, c'est-à-dire ceux de la religion et de la guerre. » Le rouge renvoie au feu et au sang (feu positif : la vie, l’Esprit Saint ; feu négatif : la mort, l’enfer ; sang positif : le sang du Christ ; sang négatif : le crime, les péchés et les tabous). « A partir du 13ème siècle, le pape, jusque-là voué au blanc, se met au rouge. Les cardinaux également. » Le trinôme rouge – blanc – noir perdure dans les mythes et les fables : le petit Chaperon rouge porte un pot de beurre blanc au loup noir, Blanche Neige reçoit une pomme rouge d’une sorcière noire, et le cordeau, noir, lâche son fromage, blanc, dont se saisit un renard, rouge. Plus tard, « pour les réformateurs protestants, en réaction contre les papistes, le rouge devient immoral ». A partir du 16ème siècle, le bleu devient masculin, car plus discret, le rouge part vers le féminin. On en a gardé la trace : rose pour les filles, bleu pour les garçons ! » «  Le rouge restera la couleur de la robe de mariée jusqu’au 19ème siècle. » car « on y revêt son plus beau vêtement et une robe belle et riche est forcément rouge. » Retour de l’ambivalence de cette couleur : la rouge est aussi la couleur des prostituées et des lanternes à la porte des maisons closes. « Chez nous, en outre, le rouge indique toujours la fête, Noël, le luxe, le spectacle : les théâtres et les opéras en sont ornés. » « Et on associe toujours le rouge à l’érotisme et à la passion. » « Mais dans notre vie quotidienne, il se fait discret. Plus le bleu a progressé, plus le rouge a reculé. »

 

Le blanc, la pureté et l’innocence – « Cette couleur là est sans doute la plus ancienne, la plus fidèle, celle qui porte depuis toujours les symboles les plus forts, les plus universels, et qui nous parlent de l’essentiel : la vie, la mort, et peut-être aussi – est ce la raison pour laquelle nous lui en voulons tant ? – un peu de notre innocence perdue. » « Pour nos ancêtres, il n’y avait pas de doute : le blanc était une vraie couleur. C’est en faisant du papier le principal support des textes et des images que l’imprimerie a introduit une équivalence entre l’incolore et le blanc, ce dernier se voyant alors considéré comme le degré zéro de la couleur, ou comme son absence. » Dans l’Antiquité le débat se situait plutôt entre blanc mat (albus, qui a donné albâtre et albumine) et le blanc brillant (candidus, qui a donné candidat). » « Nous associons spontanément le blanc à la pureté et à l’innocence. Aucune autre couleur n’est aussi unie dans la nature (la neige). Cette dimension symbolique est presque universelle et constante au fil du temps. » « Longtemps le blanc fut aussi une garantie de propreté : pendant des siècles, toutes les étoffes qui touchaient le corps se devaient d’être blanches pour des raisons d’hygiène bien sûr » mais aussi car la teinture blanche résiste bien à l’eau brulante. « Le blanc reste, de nos jours, la couleur hygiénique par excellence : nos baignoires et nos réfrigérateurs sont généralement blancs ! » même si le bleu, encore lui, semble traduire l’extrême du blanc (les glaciers, les bonbons à la menthe, les freezers,…) » « Il y a un autre symbole fort du blanc : celui de la lumière divine, renforcée avec l’institution en 1854 du dogme de l’Immaculée Conception. Les souverains, qui tenaient leur autorité du pouvoir divin, ont également adopté la couleur blanche : la cocarde de Louis XVI, le cheval d’Henri IV… » « L’autre face de ce symbole c’est le blanc de la matière indécise, celui des fantômes et des revenants » Quelque soit la BD, il est presque impensable qu’un fantôme n’y apparaisse pas en blanc ! » Enfin, ici comme ailleurs, le blanc réunit les extrêmes : « le blanc du grand âge, celui des cheveux qui blanchissent, indiquent la sérénité, la paix intérieure, la sagesse. Le blanc de la mort et du linceul rejoint ainsi le blanc de l’innocence et du berceau. Comme si le cycle de la vie commençait dans le blanc, passaient par différentes couleurs, et se terminait par le blanc. D’ailleurs en Asie, comme dans une partie de l’Afrique, le blanc est la couleur du deuil. » Enfin, évoquons les blancs de peau : « Jadis, puisque les paysans, qui travaillaient en plein air, avaient le teint hâlé, les aristocrates se devaient d’avoir la peau le moins foncée possible, pour bien s’en distinguer. Dans la seconde moitié du 19ème siècle, il convient, cette fois, de se distinguer des ouvriers, qui ont la peau blanche puisqu’ils travaillent à l’intérieur. Aujourd’hui, le balancier semble être reparti dans l’autre sens : à force d’être à la portée de tous, le bronzage devient vulgaire ! »

 

Le vert, celui qui cache bien son jeu – « Le vert avait jadis la particularité d’être une couleur chimiquement instable » et « de couleur instable, elle est devenue la couleur de l’instabilité. Il représente tout ce qui bouge, change, varie. Le vert c’est la couleur du hasard, du jeu, du destin, du sort, de la chance… Dès le 16ème siècle dans les casinos de Venise on jette les cartes sur des tapis verts. » Le symbole est à double tranchant : « Le vert représente la chance mais aussi la malchance, la fortune mais aussi l’infortune, l’amour naissant mais aussi l’amour infidèle, l’immaturité (un fruit vert) mais aussi la vigueur (un vieillard vert). Au fil du temps, c’est la dimension négative qui l’a emporté : à cause de son ambiguïté, cette couleur a toujours inquiété. Ainsi on a pris l’habitude de représenter en verdâtre les mauvais esprits, démons, dragons, serpents et autres créatures maléfiques qui errent dans l’entre-deux, entre le monde terrestre et l’au-delà. Les petits hommes verts de Mars, qui ne nous veulent pas du bien, ne sont autres que les successeurs des démons médiévaux. Aujourd’hui les comédiens refusent toujours de porter un vêtement vert sur scène (la légende dit que Molière serait mort vêtu d’un habit de cette couleur). » Par ailleurs, « autrefois, le symbole de l’argent, c’était le doré et l’argenté, qui, dans l’imaginaire populaire, rappelaient le métal précieux des pièces de monnaie. Quand les premiers billets de dollars ont été fabriqués, entre 1792 et 1863, le vert était déjà associé aux jeux d’argent et, par extension, à la banque et à la finance. Les imprimeurs n’ont fait que prolonger l’ancienne symbolique. Si l’argent n’a pas d’odeur, il a bien une couleur. » Il existe une autre symbolique du vert : « celui-ci étant considéré comme le complémentaire du rouge, couleur de l’interdit, il est devenu son contraire, couleur de la permissivité. Cette idée s’est imposée à partir des années 1800, quand on a inventé une signalétique internationale pour les bateaux, puis a été reprise plus tard pour les trains et les voitures. Aujourd’hui, notre société urbaine en quête de chlorophylle en a fait le symbole de liberté, de jeunesse, de santé. » Ceci aurait été incompréhensible à l’Antiquité, au Moyen-âge et même à la Renaissance, car le vert n’y avait rien à voir avec la nature. « Jusqu’au 18ème siècle, la nature était surtout définie par les quatre éléments : le feu, l’air, l’eau, la terre. » « Tout ce qui est vert est maintenant présenté comme un gage de fraîcheur et de naturel. Le vert de la végétation est devenu celui de l’écologie et de la propreté. A Paris, les poubelles, les bennes à ordure, et même les vêtements des éboueurs sont de cette couleur. Le vert est devenu le symbole de la lutte contre l’immondice, la plus hygiénique des couleurs contemporaines avec le blanc. Et nous avons maintenant des espaces verts et des classes vertes. » « Dans les enquêtes d’opinion, le vert vient en deuxième position des couleurs préférées, après le bleu. Et on l’associe maintenant à la gratuité (numéro vert). En fait, nos sociétés contemporaines ont entrepris une grande revalorisation du vert, autrefois couleur du désordre et de la transgression, désormais couleur de la liberté. »

 

Le jaune, tous les attributs de l’infamie – « On ne l’aime pas trop celui là ! Dans le petit monde des couleurs, le jaune est l’étranger, l’apatride, celui dont on se méfie et que l’on voue à l’infamie. En occident, le jaune est assurément la couleur la moins aimée. » Les raisons : « Il faut remonter au Moyen Age. La principale raison de ce désamour est due à la concurrence déloyale de l’or : au fil des temps, c’est en effet la couleur dorée qui a absorbé les symboles positifs du jaune, tout ce qui évoque la lumière, le soleil, la chaleur, et par extension la vie, l’énergie, la joie, la puissance. L’or est vu comme la couleur qui luit, brille, éclaire, réchauffe. Le jaune, lui, dépossédé de sa part positive est devenu une couleur éteinte, mate, triste, celle qui rappelle l’automne, le déclin, la maladie… Mais pis, il s’est vu transformer en symbole de la trahison, de la tromperie, du mensonge. Contrairement aux autres couleurs de base, qui ont toutes un double symbolisme, le jaune est la seule à n’avoir gardé que l’aspect négatif » : les chevaliers félons sont habillés de jaune, Judas porte une robe jaune, le jaune est la couleur des traitres. « Au 19ème siècle, les maris trompés étaient même caricaturés en costume jaune ou affublés d’une cravate jaune. » Il est possible que la mauvaise réputation du jaune viennent aussi du souffre qui peut provoquer des troubles mentaux et qui passe pour diabolique. » « Vers le milieu de la période médiévale, partout en Occident, le jaune devient la couleur des menteurs, des trompeurs, des tricheurs, mais aussi la couleur de l’ostracisme, que l’on plaque sur ceux que l’on veut condamner ou exclure, comme les juifs. » Néanmoins « il est possible que le développement de l’électricité ait contribué à une première réhabilitation du jaune. » mais « le jaune infamant est toujours là : on dit qu’un briseur de grève est un jaune, on dit aussi rire jaune. » Dernier constat : « le doré n’est plus vraiment son rival. Le vrai rival du jaune, aujourd’hui, c’est l’orangé, qui symbolise la joie, la vitalité et la vitamine C. » « Etant tombé très bas, cette couleur ne peut que se redresser. Le jaune a un bel avenir devant lui. »

 

Le noir, du deuil à l’élégance – « Spontanément, nous pensons à ses aspects négatifs : les peurs infantiles, les ténèbres, et donc la mort, le deuil. Cette dimension est omniprésente dans la Bible : le noir est irrémédiablement lié aux épreuves, aux défunts, au péché et, dans la symbolique des couleurs propres aux quatre éléments, il est associé à la terre, c'est-à-dire aussi à l’enfer, au monde souterrain. Mais il y a également un noir plus respectable, celui de la tempérance, de l’humilité, de l’austérité, celui qui fut porté par les moines et imposé par la Réforme. La réforme déclare la guerre aux tons vifs et professe une éthique de l’austère et du sombre qui nous influence encore beaucoup aujourd’hui. Le noir devient alors une couleur à la mode non seulement chez les ecclésiastiques, mais également chez les princes. Luther s’habille en noir, Charles Quint aussi. » Puis le noir « s’est transformé en noir de l’autorité, celui des juges et des arbitres. Et nous connaissons aujourd’hui un autre noir, celui du chic et de l’élégance. Le noir élégant de nos tenues de gala est l’héritier direct du noir princier de la Renaissance.» « Il y a donc un bon noir et un mauvais noir » comme pour pratiquement toutes les autres couleurs. « En Asie, si le noir est également associé à la mort et à l’au-delà, le deuil se porte en blanc parce que le défunt se transforme en un corps de lumière, un corps glorieux ; il s’élève vers l’innocence et l’immaculé. En Occident, le défunt retourne à la terre, il redevient cendres, il part donc vers le noir. » D’un point de vue plus politique cette fois, « le noir était autrefois celui des pirates et il signifiait la mort. Il a été repris par les anarchistes au 19ème siècle. Le noir de l’ultragauche a rejoint le noir de l’ultra-droite, qui représentait, selon les pays, le parti conservateur, le parti monarchiste ou celui de l’église. » Là comme ailleurs, « les extrêmes finissent toujours par se rencontrer. » En art, « la photo et le cinéma ont renforcé le clivage entre les couleurs d’une part et le noir et blanc d’autre part. » Noir et blanc qui se voit aujourd’hui revalorisé, considéré comme plus chic, plus vrai que la couleur ! Enfin un dernier symbole s’est rattaché à ce couple entre le noir et le blanc : le sérieux. « Cette idée perdure aujourd’hui, le sérieux exige du noir et du blanc. »

 

Les demi-couleurs – Le violet évoque la vieillesse féminine, la liturgie, la pénitence. Selon les enquêtes d’opinion, la plus détestée des couleurs, après le brun. L’orange, censé égailler mais parfois symbole de vulgarité. Le rose renvoie à la tendresse, à la douceur (voir la vie en rose), à la féminité mais aussi à la mièvrerie (un roman à l’eau de rose). Il fut plaqué sur les homosexuels qui, eux, lui préfèrent le drapeau de l’arc en ciel qui symbolise la diversité et la tolérance. Le marron est la moins aimée de toutes les couleurs et demi-couleurs. Elle évoque pour beaucoup la saleté, la brutalité, la pauvreté et la violence (celle des uniformes SA). Le gris quant à lui possède une double symbolique : pour nous, il évoque la tristesse, la mélancolie, l’ennui, la vieillesse mais à une époque où la vieillesse n’était pas si dévalorisée, il renvoyait au contraire à la sagesse, à la plénitude, à la connaissance (la matière grise est celle de l’intelligence)

 

Conclusion- L’œil humain peut distinguer jusqu’à 200 couleurs différentes. Il est bon de connaître leur signification et leurs symboliques car « elles conditionnent nos comportements et notre manière de penser. Mais une fois que l’on est conscient de tout ce dont elles ont chargées, on peut l’oublier. Regardons les couleurs en connaisseur, mais sachons aussi les vivre avec spontanéité et une certaine innocence.

 

 

Avis personnel : un petit livre sans prétention, rapide à lire, truffé d’anecdotes historiques croustillantes sur l’histoire et la symbolique des couleurs.