Rainer Maria Rilke - Lettres à un Jeune Poète

 

Résumé

 

La création est et demeure inexprimable. La seule certitude de Rilke est qu’elle naît d’une impérieuse nécessité intérieure. Seul le ‘je dois’ créer ouvre à la vraie création. Rilke donne alors le chemin à suivre : « Essayez de dire, comme si vous étiez le premier homme, ce que vous voyez, ce que vous vivez, aimez, perdez » sans jamais exiger une récompense qui pourrait venir du dehors, sans compter le temps qui passe, en privilégiant la question à la réponse, le doute à la certitude, la solitude aux foules. Alors naît l’œuvre d’art, inexprimable et inaccessible, sauf à l’amour qui seul peut s’en saisir.

 

L’inexprimable création – « Presque tout ce qui arrive est inexprimable et s’accomplit dans une région que jamais parole n’a foulée. Et plus inexprimables que tout sont les œuvres d’art, ces êtres secrets dont la vie ne finit pas et que côtoie la nôtre qui passe. »

 

La création naît d’une impérieuse nécessité – « Il n’est qu’un seul chemin. Entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire : examinez s’il pousse ses racines au plus profond de votre cœur. Confessez-vous à vous- même : mourriez-vous s’il vous était défendu d’écrire ? Ceci surtout : demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit : « Suis-je vraiment contraint d’écrire ? » Creusez en vous-même vers la plus profonde réponse. Si cette réponse est affirmative, si vous pouvez faire front à une aussi grave question par un fort et simple : « Je dois », alors construisez votre vie selon cette nécessité. Votre vie, jusque dans son heure la plus indifférente, la plus vide, doit devenir signe et témoin d’une telle poussée. Alors, approchez de la nature. Essayez de dire, comme si vous étiez le premier homme, ce que vous voyez, ce que vous vivez, aimez, perdez. […] Une œuvre d’art est bonne quand elle est née d’une nécessité. C’est la nature de son origine qui la juge. […] Devez-vous créer ? De cette réponse recueillez le son sans en forcer le sens. Il en sortira peut-être que l’Art vous appelle. Alors prenez ce destin, portez-le, avec son poids et sa grandeur, sans jamais exiger une récompense qui pourrait venir du dehors. »

 

L’amour, seule clé de l’œuvre d’art - « Les œuvres d’art sont d’une infinie solitude ; rien n’est pire que la critique pour les aborder. Seul l’amour peut les saisir, les garder, être juste envers elles. Donnez toujours raison à votre sentiment à vous contre ces analyses, ces comptes rendus, ces introductions. » 

 

Le temps n’existe pas - « Le temps, ici, n’est pas une mesure. Un an ne compte pas : dix ans ne sont rien. Être artiste, c’est ne pas compter, c’est croître comme l’arbre qui ne presse pas sa sève, qui résiste, confiant, aux grands vents du printemps, sans craindre que l’été puisse ne pas venir. L’été vient. Mais il ne vient que pour ceux qui savent attendre, aussi tranquilles et ouverts que s’ils avaient l’éternité devant eux. Je l’apprends tous les jours au prix de souffrances que je bénis : patience est tout. »

 

La question, plutôt que la réponse - « Efforcez-vous d’aimer vos questions elles-mêmes, chacune comme une pièce qui vous serait fermée, comme un livre écrit dans une langue étrangère. Ne cherchez pas pour le moment des réponses qui ne peuvent vous être apportées, parce que vous ne sauriez pas les mettre en pratique, les « vivre ». Et il s’agit précisément de tout vivre. Ne vivez pour l’instant que vos questions. Peut-être, simplement en les vivant, finirez-vous par entrer insensiblement, un jour, dans les réponses. »

 

De la solitude naît l’inspiration - « Une seule chose est nécessaire : la solitude. La grande solitude intérieure. Aller en soi-même, et ne rencontrer durant des heures personne, c’est à cela qu’il faut parvenir. […] Concentrez-vous sur tout ce qui se lève en vous, faites-le passer avant tout ce que vous observez au dehors. Vos événements intérieurs méritent tout votre amour. Vous devez pour ainsi dire y travailler, sans perdre trop de temps ni trop de force à éclaircir vos rapports avec les autres. […] Et si nous revenons à la solitude, il nous devient de plus en plus clair qu’elle n’est pas une chose qu’il nous est loisible de prendre ou de laisser. Nous sommes solitude. Nous pouvons, il est vrai, nous donner le change et faire comme si cela n’était pas. Mais c’est tout. Comme il serait préférable que nous comprenions que nous sommes solitude ; oui : et partir de cette vérité ! »

 

Accepter le tout plutôt que la partie - « Pour ce qui est des sentiments, purs sont tous les sentiments sur lesquels vous concentrez votre être entier et qui vous élèvent ; impur est un sentiment qui ne répond qu’à une partie de vous-même et par conséquent vous déforme. Tout ce qu’il vous advient de penser quand vous vous reportez à votre enfance est bon. Tout ce qui fait de vous plus que vous n’étiez jusqu’ici, dans vos heures les meilleures, est bon. Toute exaltation est bonne si tout votre sang y participe, à la condition qu’elle ne soit pas simple ivresse ou trouble, mais une joie claire, transparente au regard jusqu’au plus profond ! »

 

Le doute au service de la création - « Votre doute lui-même peut devenir une chose bonne si vous en faites l’éducation : il doit se transformer en instrument de connaissance et de choix. Demandez-lui, chaque fois qu’il voudrait abîmer une chose, pourquoi il trouve cette chose laide. Exigez de lui des preuves. Observez-le : vous le trouverez peut-être désemparé, et peut-être sur une piste. Surtout n’abdiquez pas devant lui. Demandez-lui ses raisons. Veillez à ne jamais y manquer. Un jour viendra où ce destructeur sera devenu l’un de vos meilleurs artisans, – le plus intelligent peut- être de ceux qui travaillent à la construction de votre vie. »

 

Rilke ou la vie créatrice (Texte de Bernard Grasset)

« Pour Rilke, créer, c’est d’abord se créer. La première matière qui s’offre au créateur, c’est lui-même. »

« Rilke, pour préparer son disciple à ces proportions terrifiantes que prend la solitude chez le créateur, à ce brusque transport de son monde temporel dans celui de la création, à la fuite de ses horizons familiers, à la perte de ses repères, de ses appuis, lui propose l’image de « l’homme sur la montagne ». « Sans nul doute, écrit-il, - parlant de la solitude acceptée par le créateur – serons-nous alors pris de vertige, car tous nos horizons familiers nous auront échappé ; plus rien ne sera proche, et le lointain reculera à l’infini. Seul un homme qui serait placé brusquement, sans y avoir été aucunement préparé, de sa chambre au sommet d’une haute montagne, éprouverait quelque chose de pareil : une insécurité sans égale, un tel saisissement venu d’une force inconnue, qu’il en serait presque détruit. S’il imaginait qu’il va tomber, ou être jeté dans l’espace, ou encore éclater en mille morceaux, quel monstrueux mensonge son cerveau devrait-il inventer pour qu’il puisse recouvrer ses sens et les remettre en ordre ! »

 

 

Avis personnel - Un livre court, avalé en trois bouchées, ou lentement parcouru au hasard des chapitres, mais dont l’infinie poésie semble pouvoir saisir l’insaisissable : la création artistique.